L’hydre du nationalisme

Albert Schweitzer, Psychopathologie du nationalisme (Texte établi, traduit et présenté par Jean-Paul Sorg), Éditions Arfuyen, Collection « La faute à Voltaire », Paris-Orbey, 2016.

Un compte-rendu de Jacqueline Kohler 

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Les avertissements d’Albert Schweitzer

Un ouvrage de 150 pages seulement, mais d’une grande portée éthique et politique : Albert Schweitzer, Psychopathologie du nationalisme (Texte établi, traduit et présenté par Jean-Paul Sorg), Éditions Arfuyen, Collection « La faute à Voltaire », Paris-Orbey, 2016. Rédigés à la veille et au début de la Première Guerre mondiale, les textes sélectionnés pour cette publication dissèquent les dérives nationalistes qui ont alors mis l’Europe à feu et à sang. Le monde a beaucoup évolué depuis, mais les passions humaines se perpétuent et la réflexion critique consacrée par Schweitzer à la logique mortifère des nationalismes reste largement pertinente. Comme le souligne Sorg dans la préface, la nation sacralisée sert de creuset à une sorte de totalitarisme religieux laïque qui asservit les hommes à un pouvoir qui les dévore. La raison nationaliste hypertrophiée, coupée du légitime attachement à la patrie, n’est que furieuse déraison et ferment de guerres.


Héritier des Lumières, Schweitzer estime que l’homme se caractérise d’abord par sa capacité d’accéder à la rationalité et de se comporter en conséquence. Humaniste chrétien, il est convaincu que l’humanité est originellement une et ne peut se développer qu’à la faveur de la solidarité qui lie ensemble tous les hommes. C’est en partant de ces postulats qu’il analyse les méfaits du nationalisme exclusif, et qu’il s’autorise à croire malgré tout à la possibilité d’un progrès vers plus de justice et de fraternité. Il s’agit pour lui d’un idéal non négociable. Mais Schweitzer observe que cette vision optimiste est contredite par des pratiques qui ruinent de plus en plus le crédit autrefois accordé à l’autorité universelle de la raison et aux valeurs morales. L’État et la religion ont, selon lui, fait faillite en privilégiant la puissance au détriment du service, les élites se sont adaptées à l’air du temps, la civilisation a été trahie et dégénère.

Pour Schweitzer, la Realpolitik qui s’est généralisée à la fin du XIXe siècle s’avère à terme plus suicidaire que réaliste, menant inéluctablement à de graves catastrophes. Au risque de compromettre son propre avenir, chaque État ne cherche plus que son intérêt immédiat et mobilise tous les moyens à sa disposition pour arriver à ses fins. Rejet des idées et des structures politiques et religieuses qui ont traditionnellement assuré le vivre-ensemble des peuples grâce à une culture populaire partagée. Le bien commun est sacrifié aux égoïsmes particuliers, et la violence remplace le droit et la diplomatie qui régulaient les relations internationales dans le passé. La raison universelle est sournoisement disqualifiée au bénéfice d’une raison tronquée et partiale qui, foncièrement cynique, recourt au mensonge et à la manipulation pour diaboliser les autres dans la conscience individuelle et collective. Présenter ces autres comme menaçants suscite la répulsion qui commande et justifie apparemment de les combattre. Mais quiconque déshumanise autrui se déshumanise lui-même et porte atteinte à l’humanité dans son ensemble.

Comment se libérer de l’emprise délétère du nationalisme que Schweitzer assimile à une gangrène, et de la multiple terreur qu’il sécrète ? Dès que ce mal parvient à s’enraciner dans une société en détruisant les valeurs anciennes, il prolifère et pervertit les formes d’organisation sociale et de culture en place, puis évince avec brutalité tout ce qui lui est étranger. D’où la nécessité d’un engagement radical à son encontre, d’une lutte à grande échelle et à long terme. Pour vaincre l’hydre nationaliste, il faut, d’après Schweitzer, une profonde conversion des mœurs arrimée à la raison et aux valeurs éthiques, seules à même de restaurer l’homme dans son universelle dignité. Mais la masse de la population étant aliénée par l’hégémonie nationaliste, le combat contre cette barbarie ne peut être entrepris qu’au prix d’une puissante renaissance spirituelle impulsée par des personnes créatives et audacieuses, d’une lucidité et d’une résolution sans faille.

Après avoir débouché sur le nazisme et la Seconde Guerre mondiale entre autres,  la pathologie nationaliste décrite par Schweitzer dénature aujourd’hui la mondialisation, abusant et broyant en premier lieu les plus déshérités. L’ultralibéralisme a brisé le mythe fondateur de la solidarité humaine et lui substitue de frénétiques égoïsmes catégoriels et nationaux. L’argent et le spectacle, la publicité et la propagande font la loi, les idéaux démocratiques et mondialistes se délitent. Partout pullulent les obsessions identitaires et les démagogies populistes qui, au nom d’un ordre chimérique, flattent de viles passions et conduisent à la peur, à la haine et au meurtre. De nouveaux messies surgissent, qui prêchent le mépris des miséreux, le racisme, l’homophobie, la misogynie, et l’exclusion des « autres » quels qu’ils soient. Mais l’espoir demeure : tant qu’il restera quelqu’un pour croire en l’homme - pour le respecter, le soigner et le défendre -, la raison et l’amour ne s’éteindront pas et pourront sauver le monde.


Jacqueline Kohler

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