La théologie subversive de Gabriel Vahanian d’après Philippe Aubert

Une recension de Jean-Marie Kohler

Gabriel Vahanian, Penseur de l’utopie chrétienne, collection Figures protestantes, Éditions Olivétan, Lyon 2016, 110 p.
 
Gabriel Vahanian (1927-2012) a laissé une œuvre théologique originale et considérable qui est aussi méconnue en France que renommée outre-Atlantique. Ses écrits peuvent, il est vrai, sembler quasi hermétiques pour qui n’est pas à l’aise avec son imaginaire et son style, et certains d’entre eux sont particulièrement ardus par leur densité et leur abstraction, il reste que leur manque de notoriété en France est regrettable. D’où l’intérêt du livre que Philippe Aubert vient de consacrer à ce théologien : Gabriel Vahanian, Penseur de l’utopie chrétienne, collection Figures protestantes, Éditions Olivétan, Lyon 2016, 110 p.i


Après avoir suivi l’enseignement de Vahanian à la Faculté de théologie protestante de Strasbourg, Aubert a été de ses amis et se présente comme un de ses disciples. L’admiration qu’il a vouée à son maître a nourri la sympathie requise pour décrypter la multiple et poétique utopie de ce théologien atypique, et l’ouvrage né de cette proximité offre au lecteur des perspectives fulgurantes. Mais si la ferveur peut déplacer les montagnes, vulgariser en une centaine de pages l’étendue et la complexité des écrits de Vahanian – en lien, qui plus est, avec la culture et la théologie de son époqueii – relevait d’un redoutable défi. C’est la parole qui donne sens à la réalité, certes, « c’est par le langage que le monde existe » dit Aubertiii, mais la magie du verbe suffit-elle pour éclairer les humbles et refaçonner le monde ?




Par-delà les frontières



Un survol biographique éclaire d’entrée l’itinéraire intellectuel et spirituel de Vahanian. Né à Marseille dans une modeste famille d’immigrés arméniens, il débute sa théologie à Paris, part aux États-Unis où il sera professeur à l’Université de Syracuse de 1958 à 1984, puis revient en France pour enseigner l’éthique à Strasbourg. Insatiable voyageur, il interroge les diverses cultures et les courants théologiques qu’il croise, persuadé que seuls le questionnement et les dépaysements permettent d’avancer. Au début de sa carrière, le frénétique « retour du religieux » mis en scène par l’évangélisme américain l’interpelle vivement – prometteuse renaissance ou fallacieuse dérive ? Pour quitter l’archaïque mythologie religieuse qui encombre le christianisme depuis des siècles, il analysera l’évolution des croyances et leurs traductions théologiques successives, et identifiera les paramètres de la foi qui correspondent selon lui aux réalités actuelles – la parole, la technique et l’utopie.



La foi ne pouvant s’inculturer qu’à l’épreuve du renouvellement incessant du monde, seule une théologie « iconoclaste » peut, selon Vahanian, témoigner de sa vitalité. Or la théologie établie, au lieu de se préoccuper du devenir des hommes, sacrifie la cause humaine en se soumettant en priorité aux visées et aux intérêts des institutions ecclésiastiques. Aveugle et frappée de psittacisme, elle s’avère incapable de comprendre les bouleversements contemporains et se contente de répéter les discours du passé, prisonnière de la christologie ontologique des premiers conciles et de la religion qui s’en est suivieiv. De plus en plus exculturées, les Églises historiques se décrédibilisent et se vident, entrainant la faillite du christianisme établi, cependant que la religiosité dégradée et protéiforme des mouvements évangéliques se répand et mystifie ses adeptes. Publié en 1961, le livre de Vahanian intitulé La mort de Dieu a constitué une percée prophétique.



« Dès le départ, Paul comprend qu’il n’est pas un répétiteur et que reprises telles quelles, les paroles de Jésus sont un patois de Canaan qui ne se comprend pas au-delà des rives du lac de Tibériade »v. Ce propos explique, en dépit de son outrance, pourquoi l’apôtre Paul a quitté Jérusalem pour penser la foi à la dimension du monde. Mais, au IVème siècle, la conversion de l’empereur Constantin a brisé l’élan premier et entraîné durablement des conséquences dramatiques pour l’avenir du christianisme. Aubert en résume l’issue en ces termes : « (L’Église) s’est complètement identifiée à la civilisation occidentale en se préoccupant plus souvent de sa puissance que de la gloire de Dieu. Le christianisme est devenu de fait la marque de fabrique de la culture occidentale et il est, pour le monde non chrétien, aussi inacceptable que le colonialisme. »vi La foi étant perpétuelle création, elle doit aujourd’hui se projeter par-delà l’ordre symbolique périmé de la Tradition et par-delà le christianisme embourgeoisé hérité du XIXème siècle.



Aux antipodes des idolâtries



Dans un monde qui, d’après Vahanian, récuse toute transcendance au nom d’un immanentisme placé sous la gouverne de l’homme, Dieu est devenu inutile – « un simple accessoire culturel, à qui on fait dire ce qu’on veut »vii. L’homme a progressivement pris la place de Dieu à la faveur de la sécularisation qui s’est développée dans le sillage des Lumières. Un processus dont il faut prendre acte, mais au sein duquel se dessine un nouvel espace pour la foi. Dire Dieu aujourd’hui oblige à identifier les modalités inédites de sa présence et de son action dans l’environnement culturel d’une société sans Dieu. Pour cela, Vahanian revient au « Dieu tout autre » de la Bible. Cependant que ce Dieu surplombe la nature ainsi que l’histoire et les stratégies humaines, il se dévoile comme « Dieu pour les hommes » : non pas un absolu qui se suffit à lui-même, mais « le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob » qui s’est révélé en Jésus. Cette vision congédie toutes les figures idolâtriques de Dieu, à commencer par la traditionnelle déité ontologique dont l’en-soi serait accessible par la métaphysique. Et elle récuse toutes les idolâtries religieuses, qu’elles se réclament de la Bible, de l’Église, ou d’autres sources sacrées. En même temps, cette vision accorde à l’homme l’autonomie qui lui revient en tant qu’il est dépositaire de la parole et de la capacité créative que lui offre la technique – « expression de la vocation de l’homme telle qu’on la trouve dans la Bible »viii.



La première tâche de la théologie consiste donc, d’après Vahanian, à rejeter les faux dieux et les fausses croyances qui s’y rattachent, à contester sous toutes leurs formes « l’idolâtrie, la superstition, le dogmatisme, le légalisme et le fondamentalisme »ix, y compris les représentations idolâtriques de Jésus. L’héritage religieux, biblique et ecclésial, est à passer au crible au même titre que les idéologies contemporaines : « Toute tentative d’absolutisation des institutions humaines, politiques ou religieuses doit être dénoncée comme une forme d’idolâtrie. »x La Bible, Parole créatrice qui toujours se renouvelle à travers les interprétations qu’elle suscite, ne se réduit pas aux Écritures que la Tradition a réifiées en les déclarant sacrées – « L’Écriture s’accomplit par de nouvelles écritures. »xi Quant à l’Église à laquelle Vahanian s’est toujours déclaré fidèle, elle se situe pour lui au-delà des crispations identitaires, et il affirme qu’il faut désormais « dépasser les frontières confessionnelles qui sont le fruit de l’histoire, mais qui aujourd’hui, face à l’ampleur du défi, ne sont plus justifiées »xii.



Humaniser et sanctifier le monde



À la fois inaccessible et proche, le Dieu biblique invite l’humanité à réaliser sa vocation qui est de devenir plus humaine selon la parole qu’elle tient de lui, et de parfaire la Création moyennant l’inventivité technologique qui est le second privilège qui la caractérise. Tout est possible en Dieu : Il n’y a pas de fatalité, et l’homme est à même de vaincre les déterminismes qui semblent l’enserrer. « Non pas changer de monde, mais changer le monde ! », telle est la devise de l’utopie chrétienne que Vahanian propose comme nouvel horizon. Une théologie portée par le langage et la technique, un engagement qui s’inscrit dans le culturel, le social et le politique sans pour autant s’y dissoudre, et qui confie au croyant la tâche de sanctifier le monde désormais désacralisé – à le rendre saint sans le resacraliser. Le Royaume de Dieu est à construire ici et maintenant, et la vie sur terre n’est pas à subordonner à une religion qui aliène l’homme en remettant son salut à plus tard, dans un invraisemblable lieu supranaturel situé ailleurs. À l’espoir d’un salut dans l’au-delà se substitue l’appel à transfigurer le monde présent – une opération « facilitée par la logique même de la technique »xiii qui, dans le contexte de la modernité, produit l’abondance et doit favoriser le partage et la démocratisation.



Pour bâtir sa théologie et l’éthique qu’il en déduit, Vahanian part des intuitions fondatrices du christianisme. Ainsi, « il n’y a plus ni juif, ni grec, ni maître, ni esclave, ni homme, ni femme…  » : race, religion, classe et sexe sont dépassés dans le Christ. Enraciné dans la tradition prophétique d’Israël, l’universalisme du message paulinien a représenté une formidable révolution que Vahanian juge urgent de relancer : contestation radicale de l’ordre produit par les déterminismes de la nature et de l’histoire, et matrice d’un monde nouveau qui s’accomplit selon la Parole au profit de toute l’humanité. Chemin de crête, utopie engagée capable d’anticiper sans délai le Royaume sur cette terre dans la perspective d’un Christ qui advient dans le présent. Si la mondialisation en cours est menée avec discernement et respect, elle est à même, dans cette optique, de servir de vecteur particulièrement efficace pour cette évolution.



Devoir d’inventaire et suite



Somme toute, l’héritage théologique de Gabriel Vahanian présenté par Philippe Aubert séduit par sa radicalité et sa poétique. Mais, cousu d’interférences inattendues et de paradoxes, voire de contradictions parfois, il appelle un inventaire critique d’ordre à la fois sociologique, philosophique et théologique. Comment incarner l’utopie proposée dans une éthique et dans des comportements concrets réellement guidés par la conviction que « toute injustice humaine est une insulte à la justice de Dieu »xiv – par quels choix et quels combats sociopolitiquesxv ? S’il devait s’avérer que la « logique de la technique » n’est pas à la mesure du rôle quasi messianique que Vahanian a postulé avec une généreuse confiance, si elle asservit plus qu’elle ne contribue à une « transfiguration du monde en vue d’une justice plus équitable »xvi, ne faudrait-il pas repenser l’utopie qu’il a conceptualisée autour de cette notion ?



Sur un autre plan, ne convient-il pas s’interroger plus avant sur le bien-fondé de l’antagonisme établi entre transcendance et immanence dans la modernité, et sur la dialectique qui préside aux processus d’inculturation de la foi ? Confronté aux menaces et aux drames qui frappent la planète, l’homme moderne a-t-il vraiment tort de rechigner à reconnaître en Dieu un souverain qui, préoccupé d’ériger la terre en « théâtre de sa gloire », attend les louanges de ses créatures ? S’agissant de la théologie biblique, ne doit-on pas se méfier des manipulations d’une herméneutique souvent arbitraire qui, elle aussi, en arrive à faire dire aux textes « tout ce qu’on veut »xvii ? Et, plus largement, peut-on encore admettre – comme à l’époque de Calvin – la prééminence absolue accordée par principe à l’anthropologie et à la théologie bibliques ? Loin d’être inaudibles dans le « patois des rives du lac de Tibériade », les grandes intuitions de Jésus – les Béatitudes ou l’absolu du service, du pardon et de l’amour – ne peuvent-elles pas, telles quelles, faire vibrer tous les univers humains dans leur diversité anthropologique ?



Repenser à son tour l’héritage de Vahanian constitue une exigence inhérente à la pensée de ce théologien qui n’aimait ni les « répétiteurs » ni les thuriféraires. « C’est une pensée qui ne cherche pas systématiquement à démontrer ce qu’elle avance, mais qui incite le lecteur à prendre à son tour le chemin »xviii Notre christianisme a beau être le fruit du mariage conclu – pour le meilleur et pour le pire – entre Jérusalem, Athènes et – à ne pas oublier ! – Rome et l’Empire, la créativité divine et l’Évangile du Nazaréen ne se laissent pas enclore dans l’espace et le temps. La foi définie par Vahanian ne perçoit pas le Christ comme un fantôme du passé, héros et otage de l’Occident dit chrétien, mais comme l’avenir immédiat de l’homme et de l’humanité. S’il a fallu Paul pour interpréter le message de Jésus hors du monde juif – aux risques doctrinaux que comportait cette entreprise –, ne faut-il pas aujourd’hui – en acceptant des risques semblables – réinterpréter avec la même liberté Paul, Augustin, Thomas d’Aquin, Calvin, Vahanian et les autres ?  



« La théologie n’a d’autres possibilités que d’opérer une révolution copernicienne qui ne se limite pas à l’invention plus ou moins réussie de nouveaux langages, mais passe par un changement complet de paradigme. »xix Soit ! Mais comment conjuguer les fulgurances de Vahanian pour en faire émerger le nouveau paradigme et la théologie inédite apte à lui donner corps – une parole construite et responsable, sachant contester sans dévaster, et capable d’enfanter le monde dont rêve l’humanité depuis ses origines ? Quelles seront concrètement la force et la douceur de cet utopique Royaumexx que nous avons vocation à instaurer, sa justice tangible et sa dimension d’éternité ? Que peut nous apprendre la mouvance évangélique qui, malgré ses ambiguïtés et ses dérapages, est très agissante auprès des victimes de plus en plus nombreuses de l’injustice et de la violence des systèmes dominants ? Pour approfondir ces questions, nombre de lecteurs du livre d’Aubert apprécieraient un ouvrage plus conséquent de cet auteur sur la pensée de son maître et sur les perspectives pratiques qu’elle peut ouvrir dans le difficile environnement culturel et sociopolitique actuel ?





Jean-Marie Kohler



i Pour faciliter la lecture de ce livre, sa présentation mériterait d’être améliorée à l’occasion de sa future réédition – papier, typographie et mise en page. Le lecteur non averti aimerait également que certaines formulations trop énigmatiques pour lui – trop techniques ou trop condensées - soient élucidées.


ii Le grand nombre de penseurs cités dans ce livre témoigne de la vaste culture théologique, littéraire et artistique de son auteur, mais leur prestigieux défilé ne profite vraiment qu’aux personnes informées et risque d’embrouiller bien des lecteurs moins bien lotis.


iii Présentation du livre à la bibliothèque Bisey de Mulhouse le 14 juin 2016. En conférence comme en chaire, Aubert cultive le discours avec une rare efficacité en joignant le travail au talent – pouvoir et dangers de la séduction rhétorique…


iv Gabriel Vahanian, Penseur de l’utopie chrétienne, p. 49 : Aubert évoque un « naufrage de la christologie des premiers conciles ».
Les citations données dans cet article sont de la plume de l’auteur du livre.


v Ibid. , p. 93.


vi Ibid. , p. 48. Comment interpréter cette autre affirmation : « Vahanian a toujours insisté sur l’absence de conflit entre le christianisme et l’Occident » (ibid. , p. 64) ?
De même que la théologie a servi de « chien de garde » à la Tradition (ibid.), l’Église a souvent joué le rôle de chien de garde de l’ordre établi.


vii Ibid. , p. 44


viii Ibid. , p. 76


ix Ibid. , p. 48.


x Ibid. , p. 45.


xi Ibid. , p. 58.


xii Ibid. , p. 48.


xiii Ibid. , p. 74.


xiv Ibid. , p. 53.


xv Le lecteur a parfois l’impression d’une suspicion quelque peu conservatrice, voire réactionnaire, à l’égard des courants progressistes - de l’écologie ou du tiers-mondisme et des mouvements idéologiques et sociaux qui leur sont de près ou de loin associés -, voire même à l’égard du christianisme social et de la théologie de la libération.


xvi Gabriel Vahanian, Penseur de l’utopie chrétienne, p. 74.


xvii C’est au niveau des rapports entre le symbolique et le réel que se joue une part cruciale des enjeux de la foi. « Le tombeau du dimanche de Pâques est vide, Jésus ne rend rien à la nature, pas même un cadavre. » (Ibid. , p. 104) – belle et impressionnante image assurément, mais la foi n’est fort heureusement pas rivée au sort physique du cadavre de Jésus.


xviii Ibid., p. 67.


xix Ibid. , p. 52.


xx Quel poète trouvera mieux que ce terme usé et ambigu pour désigner la merveilleuse réalité que l’expression Royaume de Dieu donnait à espérer dans le cadre de la Bonne Nouvelle annoncée par Jésus ?

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